Manuela Bonaiti et Emma Clerici sont les fondatrices de Baolab : créé à Milan en 2017, ce studio de design stratégique travaille sur les couleurs, les matériaux et les surfaces et cerne les tendances de l'avenir au service des entreprises. Leurs nombreuses collaborations les ont convaincues que la créativité ne peut se dissocier d'une connaissance pointue des processus de production.
De l'intangible au tangible, en quoi consiste votre mission ?
Au départ, notre travail est axé sur des termes comme « stratégie », « marketing », « cible », « positionnement », mais le processus de création se concrétise par des nuanciers, des matériaux, des finitions, des éléments tangibles. Notre matériauthèque en dit long sur le travail que nous faisons au quotidien. Les murs de notre studio de Brera sont entièrement recouverts d'une myriade de tiroirs et de compartiments, chacun renfermant un matériau différent. Cet univers nous inspire et nous permet d'esquisser les lignes de recherche que nous transposons ensuite dans le travail réalisé pour nos clients (dont Audi, Bulgari, Luxottica, Moleskine, AGC, Technogym, Et. al., Bormioli, et bien d'autres).
Comment travaille-t-on sur les matériaux ? De quoi partez-vous ?
Pour nous, l'attrait constant étant de comprendre les potentialités du matériau, notre premier interlocuteur est tout naturellement le service de recherche et développement des entreprises. Les outils, les machines qui donnent une identité aux matériaux constituent toujours un point de départ fondamental. Et notre intervention peut être double : l'une porte sur l'esthétique, sur ce que nous pouvons raconter avec les couleurs, les finitions et l'autre sur le processus de production. Notre collaboration avec de nombreuses entreprises manufacturières nous confirme, à chaque mission, que l'usine est une source de fierté pour la marque, et qu'elle se raconte avec passion. Découvrir, dans la complexité et la multitude des phases de réalisation, qu'une presse peut imprimer une inclinaison différente, qui permettra à la lumière de créer de nouveaux effets sur la surface est, à nos yeux, la véritable innovation, c'est la créativité du processus, la seule qui ouvre de nouvelles voies.
La plupart du temps, prisonniers de l’habitude et des contraintes économiques, il nous est difficile de débrider l'énergie conceptuelle des techniciens qui travaillent sur les machines et les processus. Mais il faut toujours leur rappeler qu'ils contribuent au développement créatif et que le produit doit aussi sa beauté en grande partie à leur travail.
Grandes ou petites surfaces : comment travaille-t-on sur l'échelle ?
Si on travaille sur les matériaux, le rapport avec les dimensions, les échelles dans lesquelles il se décline, est alors l'un des éléments essentiels du projet. Nous, nous travaillons sur le CMF – couleurs, matériaux et finitions. Or, dans ce domaine, il est acquis que la couleur possède son propre volume et, qu'en fonction de la quantité utilisée, elle donne un caractère très différent au produit. Lorsqu'on travaille sur les matériaux, avec des étapes allant du micro au macro, il faut donc être très vigilant quant à la gamme chromatique. C'est plus facile avec les textiles car ils sont conçus pour être produits en forme déployée, en rouleaux avec de grands métrages. Les motifs eux aussi sont déterminants dans le travail à différentes échelles. Les changements de dimensions relèvent de la signification et de l'identité esthétique des produits : si je travaille sur un cuir, je sais que je peux imaginer des objets qui iront du canapé au petit accessoire, si je travaille sur une dalle, je sais que je la poserai dans des espaces physiques allant jusqu'aux façades et je me réfère alors à un univers de valeurs entièrement différentes, avec de forts retentissements sur la conception et le positionnement du matériau réalisé.
Peut-on détecter des tendances en cette période de transition ?
La crise sanitaire a renversé certains paradigmes. La relation à la vie domestique et aux objets a connu un bouleversement. La relation sensorielle a pris davantage d'importance au regard d'une diminution du rapport relationnel entre les personnes. Les choses qui nous entourent sont importantes, et plus nous glissons vers des dynamiques de relations virtuelles, plus les objets nous deviennent chers. Par ailleurs, nous passons plus de temps à la maison, et cela nous pousse à accentuer le fait de prendre soin, à savoir porter plus d'attention au périssable, à la propreté, à l'entretien. Cette attitude de valorisation de la matérialité, à laquelle nous sommes plus attentifs, est une tendance qui conduira les produits à être plus narratifs.
Le retour aux besoins fondamentaux, au contact avec la nature, l'extérieur, est aussi le résultat de l'accélération imposée par la crise. Le concept de seuil entre intérieur et extérieur a irrémédiablement changé, ce qui aura un énorme impact sur les matériaux dont il modifie les canons en termes de matière, de couleurs et de fonctions.